Un projet est toujours très personnel.
Le résultat relève du sublime, celui d’offrir au monde entier la possibilité d’accéder à distance aux collections permanentes et temporaires des musées français. En revanche, la genèse de cette idée complètement folle provient d’un parcours bien particulier, celui du cheminement de celle qui a connu la « faim » et la « soif d’apprendre ».
Car celui qui n’a pas connu de famine, ne peut comprendre la jouissance de la première bouchée.
Généalogie du projet
Accéder aux musées, un parcours du combattant malgré la gratuité
Personnellement, j’ai connu deux grandes famines.
La première famine est issue sans conteste du lieu d’habitation de ma jeunesse dominé par la violence et la grisaille. Quand on vit dans une cité parisienne faite de grisaille, au quatorzième étage avec vue sur un immense cimetière encore plus gris, où tout est cassé, dans un univers violent, envahi par les odeurs d’urine et de marijuana au mieux, vous faites grise mine. Dans cet univers glauque, il n’y a pas de place pour la culture. Pire, les institutions n’affichent qu’encore plus de gris en martelant que les sorties scolaires ne sont pas « adaptées » pour nous. Nous voilà donc être une sous espèce d’hominidés, regroupés dans une zone aux conditions précaires dans laquelle les institutions supposées nous sauver, nous explique qu’il n’est pas question de nous en sortir.
Accéder à la culture a un coût financier, humain, sociologique.
Un jour pourtant, mes parents décident pour la première fois de visiter une exposition et de sortir de cet univers culturel famélique. J’avais 10 ans et j’ai ressenti de manière indescriptible pour la première fois de ma vie une révélation à l’image de la première cuillerée que l’on donne à celui qui a faim. Il existait donc autre chose que du gris monotone à l’extérieur et cette absence sidérale de culture ! Passé ce moment d’extase, le gouvernement français annonce un jour au fameux 20h la gratuité des musées pour les moins de 18 ans ; Incroyable initiative, sans jamais être relayée dans nos quartiers malfamés. Dans le gris du quotidien, on ne parle pas de patrimoine. On humilie les gens parce qu’ils ne savent pas mais au grand jamais, on ne les nourrit. Pour visiter ces fameux musées « gratuits », nous devons physiquement y accéder. Mes visites impromptues commencent donc par le vol et le détournement de tickets de métro dans le portefeuille de ma très chère maman ainsi que par des mensonges inégalés pour justifier mes absences, adolescente seule, prenant le metro à l’autre bout de Paris et bien évidemment sans argent. Certains y verront une tragédie humaine, personnellement j’y vois une reconnaissance.
Quand on a faim, et qu’on trouve le moyen de se rassasier dans les plus beaux endroits de Paris, impossible de ne pas gouter son plaisir. La petite fille de l’époque va engouffrer des collections permanentes de musées à une vitesse vertigineuse. Celui qui a connu la faim, devient boulimique de peur qu’on lui retire un jour la nourriture. La jeune adulte que j’étais, rentrera au culot, après avoir harcelé le directeur du département historique à Paris IV Sorbonne, là où j’étais destinée à devoir aller dans une université aussi grise que la vie des banlieues. Moi vivante, jamais ! J’irai là où on fournit les meilleurs repas culturels. Première famine passée. L’histoire aurait pu s’arrêter là.
La Silicon Valley
Le déménagement dans la Silicon Valley en Californie sera ma deuxième famine en matière de patrimoine. Temple de la technologie high-tech, le nid des start-up, le plus fort regroupement de scientifiques thésards au monde, haut lieu des sièges sociaux des plus grandes entreprises mondiales, il n’est pas question d’y parler de musées ! Il faut savoir que les élèves de la première année de lycée n’ont même cours d’histoire géographie au programme. On ne parlera pas du manque évocateur de cours tournés vers la culture générale. L’Etat organise sciemment l’obstacle à l’accès à la culture. Seule l’élite internationale éduquée y est sensibilisée et encore dans les institutions privées. Certes, San Francisco se situe à côté mais quand on a connu les plus grandes collections européennes, difficile de ne pas rester sur sa faim. Toutefois, nous n’habitons pas une des zones les plus dynamiques au monde pour rien. Là où les Français n’introduisent que des phrases négatives, les Américains n’utilisent que des formulations positives à la limite de l’incantation : « yes, we can ». Le pays où tout est possible.
Si je ne peux aller aux musées, alors le musée viendra à moi ou plutôt à nous. Les appels réguliers à la famille grâce aux tablettes seront la solution technique. Reste à convaincre les plus hautes autorités ! Devant moi, s’illustre le mythe de la caverne de Platon grandeur nature. Il y aura ceux qui sont enthousiastes, visionnaires et pionniers à l’image de la directrice du musée national de la préhistoire de Dordogne. Ceux qui ne savent pas mais qui essaient, font confiance avec une grande volonté comme le musée des antiquités d’Arles et puis ceux bottent en touche. Le début de ce projet se fait de manière très artisanale et la nuit. 9 heures de décalage horaire entre la France et la Californie. À ce stade, il faut avoir foi en son projet gastronomique.
L’organisation matérielle de la visite
Le système de paiement français ne permet pas pour la plupart les règlement à distance malgré trois années de covid ! Certains me demanderont de remplir des formulaires administratifs et de régler en chèque français. L’image d’Asterix dans les 12 travaux du nom éponyme avec l’épreuve du formulaire A37 et la voix de Roger Carel me viendront en tête plus d’une fois. Ou encore les sketchs d’Omar Sy : « bienvenue sur notre réseau, un opérateur va vous répondre dans quelques instants, veuillez patienter … ». L’humour est de mise ou alors vous broyez du noir.
L’école Franco américaine de Sunnyvale me permettra de réaliser les premières connexions à l’échelle locale et de tester sur la classe cet événement. Le résultat est surprenant et délectable à souhait. Les enfants adoreront et apprendront le cours d’histoire comme jamais, avides d’en avoir plus ! L’Alliance française Silicon Valley me donnera l’opportunité de donner l’impulsion suffisante pour la réalisation effective du projet à très grande échelle. Désormais, nous sommes en contact avec de plus grandes institutions. Inauguration le 23 avril dans la Silicon Valley. La petite fille que j’étais ne peut que s’émouvoir. Désormais, nous n’aurons plus faim. Face à la réactivité du public, de toute évidence je ne suis pas la seule à connaître cette soif de partage du patrimoine de notre humanité comme témoin et passeur de ces biens inestimables.